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Désormais j'appellerai les ronds de cuir Mollusques

23-12-2015 - 18:1706-12-2020 - 11:50

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Il faut pouvoir prendre des risques. N'ai-je pas écrit que j'en avais assez du politiquement correct ? Si, assurément ! J'assume ! Alors, en hommage à Alain, je n'appellerai plus jamais les fonctionnaires autrement que Mollusques ! Voici le texte original, parfaitement savoureux, qui prouve, si c'était encore bien nécessaire, que le mal dont nous souffrons est bien ancien. Mais avant tout, cette perle, Dindon-Collège :

Dans mon dernier voyage en Utopie, j'ai visité Dindon-Collège. Vous pensez bien que c'est là un titre pour rire; l'établissement dont il s'agit s'appelle en réalité : École supérieure des Gouvernants. « Vous avez certainement remarqué, me dit le directeur, qu'un certain nombre d'hommes sont disposés, par nature, à préférer le paraître à l'être, et à s'engraisser de l'opinion d'autrui. Ils tiennent beaucoup de place dans la vie ordinaire, et ne sont bons à rien. Aussi nous les prenons pendant qu'ils sont encore jeunes, et les formons pour leur véritable carrière, qui est le gouvernement des peuples; car il ne convient pas que les forces de la Nation se dépensent dans des luttes inutiles. Chacun à sa place, telle est notre devise; et nous gonflons la grenouille scientifiquement; cela lui épargne bien des peines.»

Tout en parlant, il me conduisait depuis la grille aux lances dorées jusqu'à l'escalier monumental où les élèves étudient le pas majestueux. Chemin faisant, je vis dans la cour d'honneur un groupe allégorique en bronze qui représentait «la Cour d'honneur recevant les étrangers»; plus loin, dans le vestibule, on voyait un groupe de marbre qui n'était pas moins saisissant : « le Vestibule conduisant le visiteur par la main ». Le long de l'escalier, il me montra une frise à l'antique : «Ce sont, dit-il, les grands corps et les administrations, rangés selon le décret des préséances. Voici L'Armée en Mars et l'Université en Minerve; vous reconnaissez plus loin l'Enregistrement, les Hypothèques et les Contributions. »

Mais déjà nous entrions dans un amphithéâtre orné d'allégories en peinture. D'un côté long voyez le Travail couronnant la Persévérance, et de l'autre côté la Persévérance couronnant le Travail; au milieu la Méthode haranguait les Sciences. Un homme parlait dans la chaire, sans perdre de l' œil une liasse de feuilles manuscrites : « La situation générale, quelle qu'elle soit d'ailleurs, disait-il, ne paraît pas, autant qu'on peut savoir, de nature à légitimer d'autres préoccupations que celles dont les conditions normales de l'Équilibre Européen font un devoir à ceux qui assument la noble charge de conduire ce pays vers des destinées de plus en plus conformes à sa nature.» «Cela dure depuis trente heures, me dit le directeur, aussi presque tous les élèves dorment. Celui qui s'endormira le dernier auras le prix.»

Dans une salle d'études, nous vîmes d'autres élèves qui écrivaient. Je remarquai qu'ils raturaient souvent. Ils raturent, dit le directeur, tout ce qui pourrait avoir un sens. Ce sont des jeunes et ils raturent beaucoup. Mais nous en avons de très forts. Tenez, sur le sujet suivant : discours après l'explosion d'un canon, un de nos meilleurs a écrit douze pages pour dire qu'il s'interdisait de troubler l'enquête ouverte, mais que les responsables, où qu'ils fussent, seraient impitoyablement frappés. Mais le plus fort est celui qui avait à répondre à des citoyens qui viennent demander du secours parce que leur maison brûle. Il écrivit ving pages pour dire que la question allait être mise à l'étude. Ce jeune homme ira loin.»

Émile-Auguste Chartier (Alain) in Dindon-Collège — 6 octobre 1908

Il y a un roman de Dickens, La Petite Dorrit, qui n'est pas parmi les plus connus, et que je préfère à tous les autres. Les romans anglais sont comme des fleuves paresseux : le courant y est à peine sensible, la barque tourne souvent au lieu d'avancer; on prend goût pourtant à ce voyage, et l'on ne débarque pas sans regret.

Dans ce roman-là, vous trouverez des Mollusques de tout âge et de toute grosseur; c'est ainsi que Dickens appelle les bureaucrates, et c'est un nom qui me servira. Il décrit donc toute la tribu des Mollusques, et le Ministère des Circonlocutions, qui est leur habitation préférée. Il y a donc de gros et puissants Mollusques, tel lord Decimus Tenace Mollusque, qui représente les Mollusques à la Haute Chambre, et qui les défend quand il faut et comme il faut; il y a de petits Mollusques aux deux Chambres, qui ont charge, par des Oh! et des Ah! de figurer l'opinion publique, toujours favorable aux Mollusques. Il y a des Mollusques détachés un peu partout, et enfin un grand banc de Mollusques au Ministère des Circonlocutions. Les Mollusques sont très bien payés, et ils travaillent tous à être payés encore mieux, à obtenir la création de postes nouveaux où viennent s'incruster leurs parents et alliés; ils marient leurs filles et leurs sœurs à des hommes politiques errants, qui se trouvent ainsi attachés au banc des Mollusques, et font souche de petits Mollusques; et les Mollusques mâles, à leur tour, épousent des filles bien dotées, ce qui attache au banc des Mollusques le riche beau- père, les riches beaux-frères, pour la solidité, l'autorité, la gloire des Mollusques à venir. Ces travaux occupent tout leur temps; ne parlons pas des papiers innombrables qu'ils font rédiger par des commis, et qui ont pour effet de décourager, de discréditer, de ruiner tous les imprudents qui songent à autre chose qu'à la prospérité des Mollusques et de leurs alliés.

Le même jeu se joue chez nous, et à nos dépens. Mollusques aux chemins de fer, aux Postes, à la Marine, aux Travaux publics, à la Guerre; alliés des Mollusques au Parlement, dans les Grands Journaux, dans les Grandes affaires. Mariages de Mollusques, déjeuners de Mollusques, bals de Mollusques. S'allier, se pousser, se couvrir; s'opposer à toute enquête, à tout contrôle; calomnier les enquêteurs et contrôleurs; faire croire que les députés qui ne sont pas Mollusques sont des ânes bâtés, et que les électeurs sont des ignorants, des ivrognes, des abrutis. Surtout veiller à la conservation de l'esprit Mollusque, en fermant tous les chemins aux jeunes fous qui ne croient point que la tribu Mollusque a sa fin en elle-même. Croire et dire, faire croire et faire dire que la Nation est perdue dès que les prérogatives des Mollusques subissent la plus petite atteinte, voilà leur politique. Ils la font à notre nez, jugeant plus utile de nous décourager que de se cacher, produisant de temps en temps un beau scandale afin de nous prouver que nous n'y pouvons rien, que l'électeur ne peut rien au monde, s'il n'adore le Mollusque. Ils feront de Briand un Dieu, et de Painlevé un brouillon et un écervelé; ils perdront enfin la République si elle refuse d'être leur République. Ce qu'un très grand Mollusque exprimait récemment, en disant, à un déjeuner de Mollusques : “Dans cette décomposition universelle, dans cette corruption, dans cette immoralité, dans ce scepticisme, dans cette incompétence qui s'infiltrent partout, je ne vois que l'administration qui tienne encore, et c'est elle qui nous sauvera.”

Émile-Auguste Chartier (Alain) in Propos — Les Mollusques — 2 janvier 1911

À ce conseil secret des Mollusques, la plupart des Grands Mollusques se montraient sans courage. Car, disaient-ils, avec ces journaux chercheurs de scandales, avec ces interpellateurs zélés, l'administration devient presque impossible. Tous ces comptes publics, toutes ces enquêtes menées par des hommes sans frein et sans lien, ces jugements sommaires où l'on voit qu'un polytechnicien est jugé sur ses œuvres, au mépris des Droits acquis, des Compétences et des Spécialités, tout cela est l'indice d'une révolution qui commence, et qui, cette fois, vise les véritables gouvernants. En vérité, l'administration en sera amenée à écouter les doléances et à donner une charte aux administrés.

Alors ce fut beau. Un vieux Mollusque qui n'était presque plus que coquille montra une vivacité de jeune homme. « Quoi, dit-il, vous aviez donc pensé que tous ces avantages dont vous jouissez, que tous ces postes, que cet avancement régulier, que ces solides alliances, ces mariages riches, cette vie royale sans travaux et sans soucis, vous aviez donc pensé que tout cela serait conservé sans peine ? Que le public résiste et se plaigne, qu'il attaque à la façon de voltigeurs et de tirailleurs notre phalange serrée, cela vous paraît un signe des temps et une révolution à sa première effervescence. Enfants ! Cet effort du public contre l'administration est aussi ancien que l'administration elle-même. Les ancêtres, au temps de ma jeunesse, contaient déjà de ces histoires de crédits dépassés et de travaux retardés. Eh oui, la nouvelle Imprimerie Nationale devait coûter trois millions, et elle en coûtera douze. Oui, ce bureau de téléphone de la rue des Archives est inutilisable parce que les égouts sont trop petits pour les câbles. Oui, les places et les rues de Paris seront vingt fois dépavées et repavées, pour les tramways, pour les métros, pour le gaz, pour l'eau, ainsi que le veut l'autonomie des différents services. Oui, on sait, on dit, on imprime que la Bureaucratie ne relève que d'elle-même, et brave à la fois le Parlement, les ministres et l'opinion. Eh bien ? Ne l'a-t-on pas toujours su, et dit, et imprimé ? Avons-nous donc un directeur de moins ? Non pas, mais dix de plus, et mille contrôleurs de plus. Je ne vais pas vous prouver, à vous tous qui êtes si éminemment Mollusques, que tous ces dépassements de crédits et que tous ces travaux retardés sont strictement conformes aux lois, aux règlements et aux usages; que chacun de nos actes est justifié par dix pièces signées comme il faut, contrôlées comme il faut, approuvées par tous les Services compétents. Ces prétendus scandales qui vous effraient sont justement des occasions de prouver que nous sommes tous parfaitement couverts et parfaitement irréprochables. Et voilà comment on se fait respecter. Est-ce que la pluie discute ? Elle tombe. Il faut que le publie éprouve ainsi nos lois, et notre force. Je me souviens d'un compte de trésorerie, ouvert autrefois à la suite de troubles en Annam, pour quelque cinq cent mille francs et plus, si besoin était; quand on régla ce compte, après quelques années, il était de dix-sept millions; et le parlementaire rapporteur ne fit pas d'histoires, je vous le jure ; il ne pensait qu'à se délivrer des papiers irréprochables qu'on lui avait mis sur les bras. Messieurs, ce sont les petits abus et les petites erreurs qui déshonorent une administration. Il y a une méthode royale. Là où un cavalier est arrêté, un escadron passe. Celui qui voit un abus toujours derrière un autre a bientôt les poings sur les yeux. J'ai connu cent rapporteurs peut-être, à qui j'ai ouvert nos archives. S'ils en sont sortis avec un petit reste d'idées ou une petite lueur d'espérance, je rends mes croix et j'abandonne ma pension de retraite ». Ce discours releva les courages.

Émile-Auguste Chartier (Alain) in L'administration parasitaire par intérêt — 10 janvier 1911

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